Ousap
Passe du temps sur le forum
Dans le système solaire de Perpignan, les planètes gravitent à quelques rues près. Autour de cette fameuse gare dont Dali, jamais en reste d’une élucubration, avait fait le centre de l’univers, la préfecture des Pyrénées-Orientales a mis sur orbite deux équipes de rugby. L’une joue à quinze, l’autre à treize, qui depuis des décennies tournoient autour du même astre : un ballon ovale. Pour rouler jusqu’aux stades Aimé-Giral et Gilbert-Brutus, suivre les flèches. Les panneaux indiquent la même direction. Mais, à seulement 1 kilomètre d’intervalle, évoluent deux mondes bien distincts.
« Un quinziste, il a la table servie. Nous, les treizistes, on essaie de la mettre nous-mêmes, la table. On est plus solidaires »
Par un curieux alignement des calendriers des compétitions de rugby à XV et à XIII, pour la deuxième fois de la saison, les deux clubs jouaient à domicile lors du même week-end. Mais dans les ruelles du centre-ville, samedi 28 et dimanche 29 mars, les seuls supporteurs qui arborent leur couleur (bleu) proviennent d’une autre galaxie… l’Angleterre. Ce samedi après-midi, les Dragons catalans rencontrent les Rhinoceros de Leeds en Super League, un championnat de rugby à XIII qu’ils disputent avec onze équipes anglaises. Sitôt passé le fronton de Gilbert-Brutus, les intonations du Sud-Ouest reprennent le dessus : « Pour moi, à Perpignan, il y a un rugby de trop ! », s’exclame Marcelo Moreno, adepte des Dragons, un verre de bière à la main pour attendre le coup d’envoi. Au club-house, ce viticulteur quinquagénaire se fait ensuite plus sérieux : « J’ai de la rancune contre les gens du rugby à XV. Pendant des années, ils nous ont pris pour les petits, ils nous ont abandonnés, ils nous ont laissés dans notre coin. Un quinziste, il a la table servie. Nous, les treizistes, on essaie de la mettre nous-mêmes, la table. On est plus solidaires. » La preuve en image(s) : l’écran géant du stade a été financé en partie par une souscription des supporteurs.
Interdit sous Vichy pendant la seconde guerre mondiale, puis éclipsé médiatiquement, le rugby à XIII s’offre un retour en grâce à Perpignan et sur les panneaux publicitaires de la ville depuis maintenant une décennie. Gilbert-Brutus, avec ses 10 000 places, affiche presque complet. Près de 8 900 supporteurs, et que des connaisseurs, selon Louis Bonnery, mémoire vivante et actuel président de la ligue Languedoc-Roussillon de rugby à XIII : « Vous aurez beau leur offrir des billets gratuits pour aller à Aimé-Giral le lendemain, la plupart refuseront. Ces deux rugbys ont deux cultures différentes. » A Perpignan, le schisme remonte au début du XXe siècle. Sport dissident implanté dans les villages alentour, le XIII se développe particulièrement en milieu rural. Le XV, plus ancien et plus installé, réunit plutôt les notables de la ville. « Socialement, dans les années 1950, on disait que les spectateurs qui venaient au rugby à XIII étaient des gens à béret, alors que ceux du rugby à XV étaient des gens à chapeau », résume Hervé Girette, coauteur d’Une histoire du rugby à XIII en Roussillon (Mare Nostrum, 2007).
Evolution des modes vestimentaires oblige, difficile aujourd’hui de se fier aux couvre-chefs. Raymond Beltrand, lui-même ancien agriculteur, livre sa propre version au moment de prendre place dans les tribunes : « Le rugby à XV a souvent semblé plus bourgeois, plus rupin, à cause des fréquentations de ses dirigeants. » Si l’octogénaire aux r roulants préfère le rugby à XIII, rien d’idéologique à cela : « J’aime le rugby à XIII parce que je le trouve plus joueur, il y a plus de temps de jeu, plus d’essais. » Le match contre Leeds lui aura donné raison. Sous une tramontane de tous les diables, les essais déferlent, sept pour les Anglais, quatre pour les Dracs (« dragons » en catalan). Voilà les Français contraints de subir leur troisième défaite consécutive en Super League, ce championnat qu’ils ont rallié en 2006 pour redonner peu à peu au XIII un espace de visibilité. Dixième du classement à l’issue de ce match, leur équipe résulte d’une fusion entre deux clubs du département vieux de plus d’un demi-siècle : le XIII catalan (onze fois champion de France depuis 1934) et Saint-Estève (six titres depuis 1965).
Tout ça pour survivre à la concurrence du rugby à XV. Et, plus exactement, à celle de l’Union sportive arlequins de Perpignan, institution centenaire que toute la France de l’Ovalie connaît sous l’acronyme d’USAP. Dimanche 29 mars, le stade Aimé-Giral a lui aussi droit à son affiche. En cette mi-journée tout aussi venteuse, l’USAP affronte Pau, leader de la Pro D2. Une fois franchi un second portique, une plaque commémorative honore la mémoire des « usapistes » tombés au champ d’honneur durant la première guerre mondiale. Parmi eux, un certain Aimé Giral. Ce même demi d’ouverture qui, le 3 mai 1914, offrait à Perpignan le premier de ses sept titres de champion de France.
Cent ans plus tard, jour pour jour, l’USAP subissait la première relégation de son histoire. Loin d’entamer la ferveur populaire, cette mésaventure a plutôt rassemblé les fidèles. Ancien chauffeur routier, Roland Salvat utilise la métaphore automobile pour illustrer son attachement : « Je reste un mordu de l’USAP. J’ai joué au rugby à XIII et au XV, mais j’ai toujours préféré le XV. Si vous êtes pour Citröen, vous n’achèterez pas une Peugeot, c’est comme ça », assène le septuagénaire, qui suit les Sang et Or (prononcer « sangue et or ») avec son épouse depuis cinq décennies. Comme ce couple, près de 12 400 supporteurs (sur 14 500 places possibles) ont accepté d’écourter leur repas dominical : retransmission télé oblige, le coup d’envoi a été fixé à 13 h 15 pour satisfaire aux desiderata de la chaîne Eurosport. Soit bien plus tôt que le match des Dragons, programmé la veille sur BeIN Sports à partir de 18 heures.
D’un stade à l’autre : le jour et la nuit. Et pas seulement en raison des horaires différents. A Gilbert-Brutus (du nom d’un ancien joueur, quinziste lui aussi), un public recueilli, sérieux, si soucieux d’apprécier le match qu’il en oublierait presque de chanter ou d’applaudir lors des passages à vide. A Aimé-Giral, des supporteurs plus agités, plus bruyants. Au point de rester debout pendant tout le match pour certains, à chanter et à taper dans les mains au rythme des tambours. Dans les deux stades, même la catalanité s’exprime différemment : au coup d’envoi du match des Dragons, un chanteur entonne en catalan Els Segador (« les moissonneurs »), l’hymne officiel de la Catalogne. Dans l’antre de l’USAP, la sono diffuse à pleins tubes L’Estaca (« le pieu »), célèbre morceau antifranquiste de Lluis Llach.
Deux chansons différentes, donc, mais un seul filon : faire vibrer la fibre régionale pour fidéliser toujours plus de supporteurs. Originaire de Chambéry (Savoie), le président de l’USAP, François Rivière, pousse l’exercice jusqu’à arborer une cravate sang et or les jours de match. Ce jour-là, deuxième de Pro D2 et bien placée pour remonter illico dans l’élite, l’USAP a eu raison de Palois émoussés. « Que ce soit les Dragons ou l’USAP, nous avons tous une chance : les gens se lèvent rugby, ils se couchent rugby, et ils vivent rugby . Ici, on peut se permettre d'avoir deux planètes rugby », explique dans son bureau attenant au stade Aimé-Giral François Rivière, qui fut candidat (divers droite) aux municipales de 2009. Dans cette ville de 120 000 habitants où les ressources économiques restent rares, le football n’aura jamais fait mieux qu’une présence en deuxième division, la dernière en date remontant déjà à la fin des années 1990.
La veille au soir, impossible de parler à son homologue des Dragons catalans, Bernard Guasch. Echaudé par le nouveau revers des Dragons, ce patron d’une entreprise locale spécialisée dans le commerce de la viande avait pris la tangente dès le coup de sifflet. Il y a un an, le 12 avril 2014, Bernard Guasch et son alter ego de l’USAP avaient organisé une journée spéciale. L’opération « Un billet, deux matchs » avait permis à 2 000 supporteurs d’assister le même jour à un match des Dragons puis de l’USAP. « Les barrières, ça devrait exister uniquement pour les animaux à la ferme », sourit le treiziste Martin Pous, un collégien rencontré dans les couloirs… d’Aimé-Giral.
« Un quinziste, il a la table servie. Nous, les treizistes, on essaie de la mettre nous-mêmes, la table. On est plus solidaires »
Par un curieux alignement des calendriers des compétitions de rugby à XV et à XIII, pour la deuxième fois de la saison, les deux clubs jouaient à domicile lors du même week-end. Mais dans les ruelles du centre-ville, samedi 28 et dimanche 29 mars, les seuls supporteurs qui arborent leur couleur (bleu) proviennent d’une autre galaxie… l’Angleterre. Ce samedi après-midi, les Dragons catalans rencontrent les Rhinoceros de Leeds en Super League, un championnat de rugby à XIII qu’ils disputent avec onze équipes anglaises. Sitôt passé le fronton de Gilbert-Brutus, les intonations du Sud-Ouest reprennent le dessus : « Pour moi, à Perpignan, il y a un rugby de trop ! », s’exclame Marcelo Moreno, adepte des Dragons, un verre de bière à la main pour attendre le coup d’envoi. Au club-house, ce viticulteur quinquagénaire se fait ensuite plus sérieux : « J’ai de la rancune contre les gens du rugby à XV. Pendant des années, ils nous ont pris pour les petits, ils nous ont abandonnés, ils nous ont laissés dans notre coin. Un quinziste, il a la table servie. Nous, les treizistes, on essaie de la mettre nous-mêmes, la table. On est plus solidaires. » La preuve en image(s) : l’écran géant du stade a été financé en partie par une souscription des supporteurs.
Interdit sous Vichy pendant la seconde guerre mondiale, puis éclipsé médiatiquement, le rugby à XIII s’offre un retour en grâce à Perpignan et sur les panneaux publicitaires de la ville depuis maintenant une décennie. Gilbert-Brutus, avec ses 10 000 places, affiche presque complet. Près de 8 900 supporteurs, et que des connaisseurs, selon Louis Bonnery, mémoire vivante et actuel président de la ligue Languedoc-Roussillon de rugby à XIII : « Vous aurez beau leur offrir des billets gratuits pour aller à Aimé-Giral le lendemain, la plupart refuseront. Ces deux rugbys ont deux cultures différentes. » A Perpignan, le schisme remonte au début du XXe siècle. Sport dissident implanté dans les villages alentour, le XIII se développe particulièrement en milieu rural. Le XV, plus ancien et plus installé, réunit plutôt les notables de la ville. « Socialement, dans les années 1950, on disait que les spectateurs qui venaient au rugby à XIII étaient des gens à béret, alors que ceux du rugby à XV étaient des gens à chapeau », résume Hervé Girette, coauteur d’Une histoire du rugby à XIII en Roussillon (Mare Nostrum, 2007).
Evolution des modes vestimentaires oblige, difficile aujourd’hui de se fier aux couvre-chefs. Raymond Beltrand, lui-même ancien agriculteur, livre sa propre version au moment de prendre place dans les tribunes : « Le rugby à XV a souvent semblé plus bourgeois, plus rupin, à cause des fréquentations de ses dirigeants. » Si l’octogénaire aux r roulants préfère le rugby à XIII, rien d’idéologique à cela : « J’aime le rugby à XIII parce que je le trouve plus joueur, il y a plus de temps de jeu, plus d’essais. » Le match contre Leeds lui aura donné raison. Sous une tramontane de tous les diables, les essais déferlent, sept pour les Anglais, quatre pour les Dracs (« dragons » en catalan). Voilà les Français contraints de subir leur troisième défaite consécutive en Super League, ce championnat qu’ils ont rallié en 2006 pour redonner peu à peu au XIII un espace de visibilité. Dixième du classement à l’issue de ce match, leur équipe résulte d’une fusion entre deux clubs du département vieux de plus d’un demi-siècle : le XIII catalan (onze fois champion de France depuis 1934) et Saint-Estève (six titres depuis 1965).
Tout ça pour survivre à la concurrence du rugby à XV. Et, plus exactement, à celle de l’Union sportive arlequins de Perpignan, institution centenaire que toute la France de l’Ovalie connaît sous l’acronyme d’USAP. Dimanche 29 mars, le stade Aimé-Giral a lui aussi droit à son affiche. En cette mi-journée tout aussi venteuse, l’USAP affronte Pau, leader de la Pro D2. Une fois franchi un second portique, une plaque commémorative honore la mémoire des « usapistes » tombés au champ d’honneur durant la première guerre mondiale. Parmi eux, un certain Aimé Giral. Ce même demi d’ouverture qui, le 3 mai 1914, offrait à Perpignan le premier de ses sept titres de champion de France.
Cent ans plus tard, jour pour jour, l’USAP subissait la première relégation de son histoire. Loin d’entamer la ferveur populaire, cette mésaventure a plutôt rassemblé les fidèles. Ancien chauffeur routier, Roland Salvat utilise la métaphore automobile pour illustrer son attachement : « Je reste un mordu de l’USAP. J’ai joué au rugby à XIII et au XV, mais j’ai toujours préféré le XV. Si vous êtes pour Citröen, vous n’achèterez pas une Peugeot, c’est comme ça », assène le septuagénaire, qui suit les Sang et Or (prononcer « sangue et or ») avec son épouse depuis cinq décennies. Comme ce couple, près de 12 400 supporteurs (sur 14 500 places possibles) ont accepté d’écourter leur repas dominical : retransmission télé oblige, le coup d’envoi a été fixé à 13 h 15 pour satisfaire aux desiderata de la chaîne Eurosport. Soit bien plus tôt que le match des Dragons, programmé la veille sur BeIN Sports à partir de 18 heures.
D’un stade à l’autre : le jour et la nuit. Et pas seulement en raison des horaires différents. A Gilbert-Brutus (du nom d’un ancien joueur, quinziste lui aussi), un public recueilli, sérieux, si soucieux d’apprécier le match qu’il en oublierait presque de chanter ou d’applaudir lors des passages à vide. A Aimé-Giral, des supporteurs plus agités, plus bruyants. Au point de rester debout pendant tout le match pour certains, à chanter et à taper dans les mains au rythme des tambours. Dans les deux stades, même la catalanité s’exprime différemment : au coup d’envoi du match des Dragons, un chanteur entonne en catalan Els Segador (« les moissonneurs »), l’hymne officiel de la Catalogne. Dans l’antre de l’USAP, la sono diffuse à pleins tubes L’Estaca (« le pieu »), célèbre morceau antifranquiste de Lluis Llach.
Deux chansons différentes, donc, mais un seul filon : faire vibrer la fibre régionale pour fidéliser toujours plus de supporteurs. Originaire de Chambéry (Savoie), le président de l’USAP, François Rivière, pousse l’exercice jusqu’à arborer une cravate sang et or les jours de match. Ce jour-là, deuxième de Pro D2 et bien placée pour remonter illico dans l’élite, l’USAP a eu raison de Palois émoussés. « Que ce soit les Dragons ou l’USAP, nous avons tous une chance : les gens se lèvent rugby, ils se couchent rugby, et ils vivent rugby . Ici, on peut se permettre d'avoir deux planètes rugby », explique dans son bureau attenant au stade Aimé-Giral François Rivière, qui fut candidat (divers droite) aux municipales de 2009. Dans cette ville de 120 000 habitants où les ressources économiques restent rares, le football n’aura jamais fait mieux qu’une présence en deuxième division, la dernière en date remontant déjà à la fin des années 1990.
La veille au soir, impossible de parler à son homologue des Dragons catalans, Bernard Guasch. Echaudé par le nouveau revers des Dragons, ce patron d’une entreprise locale spécialisée dans le commerce de la viande avait pris la tangente dès le coup de sifflet. Il y a un an, le 12 avril 2014, Bernard Guasch et son alter ego de l’USAP avaient organisé une journée spéciale. L’opération « Un billet, deux matchs » avait permis à 2 000 supporteurs d’assister le même jour à un match des Dragons puis de l’USAP. « Les barrières, ça devrait exister uniquement pour les animaux à la ferme », sourit le treiziste Martin Pous, un collégien rencontré dans les couloirs… d’Aimé-Giral.