Le huis clos de tous les dangers
Passés de stades solidement garnis au
huis clos, les clubs français sont tout à
coup confrontés à un problème financier
majeur. « Le modèle économique de notre
rugby professionnel ne pouvait déjà pas survivre
à une situation de jauge partielle contrainte,
constate Emmanuel Eschalier, le
directeur général de la Ligue nationale
(LNR), le huis clos a accéléré le phénomène
de façon exponentielle. » Les clubs assurent
60 % de leur budget grâce à des partenaires
financiers et économiques, mais ils devront,
à un moment ou à un autre, honorer
leurs engagements auprès de ces sponsors.
« À huis clos, donc sans billetterie, un
club se coupe de 20 % de son budget. Il faut y
ajouter, a minima, 10 % de pertes vis-à-vis
des partenaires en hospitalités », précise Miguel
Fernandez, président du syndicat Intervals
qui regroupe les agents sportifs.
Sans compter « le remboursement de la
campagne d’abonnement, ajoute le directeur
général du Stade Français, Thomas
Lombard. Avec le huis clos, on voit maintenant
poindre la menace des remboursements
des détenteurs de loges, sur la quasitotalité
des prestations ou au prorata de ce
qui a été livré, c’est-à-dire seulement deux
matches. » Dans Sud-Ouest, le président de
Bordeaux-Bègles, Laurent Marti, ne dit
pas autre chose : « On a des partenariats qui
ont été signés et en partie encaissés. Mais on
sait que contractuellement, on devra à un
moment un remboursement à nos partenaires.
» Reste que pour Régis Dumange, président
de Nevers (Pro D2), si cette perspective
fait craindre le pire, elle est aussi
porteuse d’espoir : « On dépend uniquement
de nos partenaires. Ils détiennent la vie
du club. Mais s’ils font confiance au club et
maintiennent leurs partenariats, on pourra
s’en sortir. »
Une demi-douzaine de clubs
en grand péril
Laurent Marti l’affirme : « Le huis clos, c’est
le scénario catastrophe. Il n’est absolument
pas tenable pour les clubs qui sont dans
l’économie réelle. » Au point que Miguel
Fernandez anticipe « la disparition de quatre
ou cinq clubs du Top 14 si cette situation devait
se prolonger jusqu’à la fin de la saison. »
D’après nos recoupements, Toulouse,
La Rochelle, Agen, Brive, Bayonne et Bordeaux-
Bègles seraient alors les clubs les
plus exposés à une faillite. « C’est la triste
réalité, constate Emmanuel Eschalier. Une
majorité de clubs sera en cessation de paiement
à la fin de la saison. Sauf ceux qui ont un
actionnaire de référence. »
Simon Gillham, le président de Brive,
assure être parvenu « à une réduction globale
des coûts de l’ordre de 20 %, cette saison.
On peut toujours réduire encore et nous
y travaillons mais il y a un moment où, si nous
ne recevons pas d’aides, nous ne pourrons
pas budgétiser une saison. Nous avons des
fonds propres qui nous permettent de continuer
ainsi jusqu’à juin, c’est-à-dire finir la
saison. Mais après, il ne faudra pas compter
sur nous pour la saison suivante. Nous serons
obligés de fermer la boutique. »
De son côté, Yann Roubert, président du
LOU, se montre pessimiste dans Le Progrès :
« Le huis clos risque d'être mortel sur le plan
économique. Tous les clubs sont aujourd'hui
en danger puisqu'on ne va plus avoir aucune
rentrée d'argent jusqu'à début décembre.
Quant aux droits télés, ils ne représentent que
15 % de nos budgets. Si la situation devait perdurer,
cela pourrait devenir intenable, économiquement
parlant. Honnêtement, je ne connais
pas notre espérance de vie. On espère
pouvoir tenir au moins jusqu'à Noël… » Le président
du club rhodanien de poursuivre :
« J'ai tenu à rassurer mes joueurs. Les prochains
salaires seront versés. »
Que les joueurs soient de nouveau pressés
de réduire leurs salaires, après avoir
déjà consenti dans la quasi totalité des
clubs à des baisses de leurs émoluments,
est une menace que Miguel Fernandez
n’écarte pas : « Certains président vont agiter
ce chiffon rouge mais il faut espérer qu’ils
ne s’en servent pas comme d’une variable
d’ajustement. » À ce sujet, Thomas Lombard
est formel : « On ne peut pas demander
des efforts financiers répétés aussi importants
à des joueurs sous contrat à durée déterminée
Une aide de l’État insuffisante
Les pertes de revenus des trente clubs
professionnels sont évaluées à 58 millions
d’euros. D’après les projections de la
LNR, elles s’élèveraient à 180 M€ dans le
cas d’un huis clos généralisé sur une demi-
saison. « Nous sommes dans des itérations
(résolution d’une équation par approximations
successives) avec les clubs
et la DNACG. Les pouvoirs publics nous demandent
des évaluations, ce qui est extrêmement
complexe car la situation évolue de
façon hétérogène en fonction des régions et
des décisions préfectorales, explique Emmanuel
Eschalier. Le premier niveau
d’aide, ce sera l’activation du fonds de compensation
qui correspond à 40 millions d’euros,
chiffre qui circule dans la presse mais
qui n’a pas été confirmé par écrit. » Inférieur,
donc, aux pertes réelles. « On a une
comptabilité validée par les commissaires
aux comptes qui démontre ce que chaque
match a rapporté. Il n’y a pas d’interprétation
possible », tonne Laurent Marti, pressé de
voir les promesses gouvernementales devenir
réalité.
En attendant, la LNR a réactivé l’un des
trois groupes de travail mis en place lors du
premier confinement et qui avait pour tâches
de mesurer l’impact financier de la
crise sanitaire sur le rugby pro français et
de trouver des solutions d’accompagnement.
Ce groupe, composé des présidents
et directeurs généraux de Bordeaux, La
Rochelle, Toulouse, Pau, Stade Français et
Toulon (Top 14), Colomiers, Oyonnax, Vannes,
Aix-en-Provence, Montauban et Va-
lence-Romans (ProD2), se réunit chaque
lundi. « Le déblocage des fonds par le gouvernement
devrait intervenir d’ici la fin du
mois de novembre, indique Thomas Lombard,
qui participe à ces réunions. Mais le
montant calculé l’a été sur une jauge qui n’est
plus celle du moment : la situation s’est malheureusement
dégradée entre temps. Les
mesures gouvernementales ne sont que des
soins palliatifs, pas curatifs… »
Un modèle à repenser
de fond en comble ?
« Nous avons conscience que le huis clos ne
s’arrêtera pas le 1er décembre », prédit Emmanuel
Eschalier. C’est pourquoi la LNR a
sollicité une mesure d’urgence complémentaire
immédiate. « Une exonération
des charges sociales aurait aussi un effet
concret à très court terme mais elle ne suffira
pas », avoue le directeur général de la
LNR. « Ma crainte, c’est qu’on n’arrive pas à
des compensations à 100 %, dit Laurent
Marti. Il faudra voir alors quelles sont les autres
options. » Le fonds d’investissement
qui avait souhaité racheter une partie des
droits commerciaux de la LNR est-il toujours
enclin à faire une offre ? En parallèle,
les clubs, ou la LNR, doivent-ils contracter
un emprunt ? Le président de Nevers, Régis
Dumange, creuse d’autres pistes : « La
déduction fiscale doit évoluer vers le mécénat,
soit 60 %, voire 66 % pour une entreprise,
au lieu de 33 %. Ce serait un geste vers
les partenaires qui soutiennent le monde
sportif. » Les discussions avec les pouvoirs
publics reprendront en décembre. « Ensuite,
il faudra se projeter sur le second semestre
de la saison et la question des jauges
reviendra sur la table, indique Emmanuel
Eschalier. Dès que les conditions sanitaires
le permettront, je pense que l’État autorisera
le public à retrouver le chemin des stades,
évidemment pas à jauge pleine dans un
premier temps. »
Il sera temps, aussi, pour le rugby pro,
de se poser les bonnes questions. « Nous
devons nous demander si nous n’étions pas
en train de participer à une course à la surenchère,
par exemple sur les salaires des
joueurs, conclut Régis Dumange. Ne sommes-
nous pas allés trop loin et trop fort ? La
bouée de sauvetage est une chose, mais il est
aussi important de réfléchir à un modèle vertueux
pour que le rugby professionnel traverse
les tempêtes à venir sans couler. »