Dernière bouffée d’oxygène pour Jacques Brunel. Avant de partir au Japon pour la prochaine Coupe du monde (20 sept./2 nov.), où, pour l’heure, beaucoup lui promettent enfer et damnation, le sélectionneur des Bleus a accepté de se replonger dans le livre romanesque de l’USAP, doux rayon de soleil traversant sa rude vie d’entraîneur. Le 4 juin dernier, c’est donc un Brunel serein et psychologue qui égraina ses souvenirs catalans même si, en creux, "Moustache" sembla tourmenté par ses ambitions à la tête de l’équipe de France. Un sujet tabou : pas de question sur le staff des Bleus. Concernant les sang et or, c’est open bar.
Jacques, tout le monde connaît votre formule totem en arrivant à l’USAP : maîtriser la passion.
Parce que je crois que dans le passé la passion et les excès du club avaient peut-être porté préjudice à l’équipe. Il fallait conserver cet engouement, ce dynamisme mais, en même temps, on sait très bien qu’il faut être discipliné, être capable de maîtriser l’environnement, les règles, l’arbitre… Donc il fallait trouver cet équilibre entre la passion et la raison. Ça faisait plusieurs années que l’USAP avait des résultats. Le potentiel était évident.
"La blessure de Carter, ça faisait chier pour le joueur et l’homme"
Ce n’était pas forcément la meilleure équipe du championnat.
Je ne sais pas. Elle a montré en tout cas qu’elle était la meilleure à un moment donné puisque, durant trois ans (2008-2010), elle a brillé par la constance de ses résultats : une demi-finale, un titre, une finale, c’est très difficile de jouer deux finales d’affilée, on le voit encore aujourd’hui. ça veut dire qu’on maîtrisait bien notre sujet.
Vous tenez beaucoup à ce qu’on rappelle que l’USAP a terminé première de la saison régulière. Pourquoi ?
Bah oui. Le championnat est un marathon, il faut être régulier, bon à l’extérieur, ne pas perdre de points bêtement, accumuler de la confiance. De la confiance naît la confiance, ça vous fait entrer dans un cercle vertueux. J’en sais quelque chose aujourd’hui avec les Bleus. Quand on est dans une spirale négative, il est difficile d’en sortir mentalement car on sent le poids de l’histoire des matches précédents. J’ai en tête notre victoire à Toulon et le drop de Mélé à la dernière seconde. C’est le signe d’une équipe en confiance ça.
Le grand moment de doute, lui, est intervenu au soir de la blessure de Dan Carter, le 31 janvier à Paris…
On a pris un coup sur le casque, parce que Carter était non seulement notre tête de gondole mais aussi un génie, le meilleur ouvreur au monde. La suite de sa carrière nous a donné raison. Sa blessure à la dernière minute du match, ça faisait chier pour le joueur et l’homme.
Pour préparer la finale, votre choix a été de ne rien changer au quotidien.
Les années précédentes, tout le monde disait : la pression est trop forte il faut s’isoler, on est trop sollicité, etc. Je pensais que se mettre à l’écart, se renfermer, risquait au contraire d’inhiber les joueurs.
Si jamais tu ne veux voir personne, tu vas à l’entraînement, tu rentres à la maison et tu vis normalement. Personne ne va venir chez toi frapper à ta porte pour te dire "faut y aller".
La composition d’équipe a-t-elle été un casse-tête ? Cusiter, Tuilagi, Tonita étaient en tribunes…
Ce sont des choix forts, effectivement. La concurrence était forte, tout en sachant qu’on ne parle pas uniquement d’un match mais de l’aboutissement de toute une saison. Le groupe relégué en tribunes était aussi méritant que les titulaires. Après, je reconnais qu’on se rappelle toujours plus de la finale. Il y a ceux qui jouent et ceux qui ne jouent pas.
Jacques Brunel
Né à Courrensan, 65 ans USAP (2007-11)
/ sélectionneur-adjoint des Bleus (2000-07)
/ sélectionneur Italie (2011-16)
/ sélectionneur des Bleus depuis 2018.
"Plus tu t’énerves, plus tu en prends plein la tête"
L’avis des joueurs est unanime : votre causerie d’avant-match a touché au cœur.
Tu y réfléchis toujours. La préparation d’une finale, c’est long, ça traîne, il y a de l’impatience, chacun ressasse les consignes, c’est quelque chose de difficile à gérer. Donc, à un moment, il faut un événement qui booste, qui réveille et sorte du train-train. Tu sais qu’il va se passer un truc fort qui va restimuler les joueurs. J’ai parlé d’un de mes amis boxeurs. J’adore la boxe, ce sport est formidable. C’est très dur physiquement, il faut beaucoup de courage et, surtout, être capable de relever le gant quand ça va mal. Ce qui m’intéresse c’est que seule la maîtrise te permet de revenir dans le match. Plus tu t’énerves, plus tu te découvres et plus tu en prends plein la tête. Seule la technique et la maîtrise comptent.
Bonne transition : quelle était la stratégie pour faire tomber Clermont ?
Clermont est depuis vingt ans une très grande équipe, d’une constance incroyable. Ils avaient l’expérience des phases finales mais il y avait un contexte contre eux : leurs neuf finales perdues avaient créé une sorte de malédiction. On ne pouvait qu’y croire. On se disait que si on était capable de leur mettre le doute, il leur arriverait encore la même chose. À la mi-temps (10-6 ASM), nos joueurs ont dit : "On sent qu’ils ont la trouille." Je ressens le même phénomène avec l’équipe de France. Quand tu perds contre l’Irlande à la 85e minute ou contre l’Afrique du Sud à la 83e, que tu prends un essai casquette face aux Gallois, à force, les mecs ont beau mener au score, ils se disent : "******, la pétouille recommence." Ça se lit dans les regards. Ce n’est que de la psychologie.
Quelle est la portée du titre de l’USAP dans votre histoire personnelle ?
C’était un objectif collectif. Le club avait longtemps échoué, ça a été un aboutissement, et c’était le moment. Il y a tellement de passion et de fierté ici. En vivant dans le département, j’ai compris ce que c’était d’être catalan. Autant, en Catalogne du sud, il y a une économie riche, une certaine autonomie et une langue qui est parlée, autant ce n’est pas le cas en Catalogne nord. En revanche, le rugby est le seul endroit où la population peut vivre sa catalanité, donc le lien est fort. Le Bouclier a traversé la Catalogne en long, en large et en travers, comme ce n’est jamais arrivé ailleurs et comme ça ne se fera plus. La plus belle histoire, c’est le Bouclier.
La vie en bleu : "Tout est possible"
À trois mois du Mondial au Japon, le sélectionneur Jacques Brunel veut croire en une bonne étoile. "Tout est possible, on sait très bien qu’une Coupe du monde, c’est totalement différent. Les garçons vont vivre quatre mois ensemble, toutes les nations partent sur la même ligne. Le plus difficile sera de sortir des poules. Après, il ne reste que trois matches et la France a toujours montré qu’elle était là. J’y crois parce qu’on a du talent et du potentiel. Mais c’est à nous de créer un équilibre de groupe pour qu’il soit fort et déterminé. C’est nécessaire pour aller au bout. Il faudra malgré tout un peu de réussite, le rebond qui va bien, le ballon qui tape le poteau, tout ce qu’on n’a pas eu et qui nous a fait défaut jusqu’à présent."
Le pari (suite)
Souvenez-vous de l’interview de "Papy" Bozzi (le 9 juin), qui faisait mention d’un pari entre lui et Brunel en cas de victoire. "Moustache" donne sa version. "Qu’est-ce qu’il peut en dire des conneries, ce Bozzi. Le truc est incroyable. Je devais donc le porter sur les épaules, avec le Bouclier. Le mec, il pèse 125 barres, je me le suis fadé tout le virage. C’est peut-être à cause de ça que derrière j’ai pété la tuyauterie (rires)."
Demain : Guilhem Guirado