Top 14 – "La part la plus difficile de notre métier reste de gérer les ego" : Maxime Petitjean révèle les coulisses de la gestion des buteurs à Toulon
Mathias Merlo
16–20 minutes
En l’absence de Melvyn Jaminet, en haut de la hiérarchie des buteurs, Toulon a déjà fait taper cinq joueurs différents en six journées. C’est une exception en Top 14. Responsable de la stratégie du jeu au pied, Maxime Petitjean révèle les raisons de ce choix osé et évoque avec nous la balance à trouver entre aspirations individuelles et efficacité au service du collectif. Pour cela, l’ancien arrière s’appuie sur une méthode et reste à la pointe des évolutions du secteur, notamment sur la multiplicité des tees ajustables.
Toulon vient de faire taper cinq buteurs différents en six journées. Ces derniers, en cumulé, ont actuellement 78,7 % de réussite. Pouvez-vous nous expliquer ce choix étonnant par rapport à vos concurrents principaux où une hiérarchie claire se dégage ?
Avant tout, il faut mettre en avant que c’est une richesse pour le club. Depuis le début de saison, on a fait le choix de ne pas avoir de buteur attitré. Il n’y a pas une charnière qui se dégage. On a décidé de faire beaucoup de rotations d’un week-end à un autre. Pour l’instant, on a décidé de faire buter le joueur le plus en forme à l’instant T. Ces dernières semaines, on a décidé de responsabiliser Baptiste (Serin, NDLR), parce que Paolo (Garbisi, NDLR) connaît quelques difficultés. Je sais qu’il va revenir, parce que c’est un grand buteur. On a décidé de lui enlever ce poids pour qu’il se concentre sur le jeu. La rotation fonctionne plutôt bien entre tous les gars qui ont eu cette responsabilité. Mais oui : on utilise aussi beaucoup de buteurs, parce que personne ne s’est installé depuis le début de l’année.
Vous avez été un buteur redoutable et vous connaissez ce rôle à part. Les joueurs ont, pour habitude, d’avoir une hiérarchie. Comment réagissent-ils ?
On me l’a aussi enlevé quand j’étais joueur (sourire). Des gens voient le négatif, sur le fait qu’on n’est pas assez satisfait des performances de nos buteurs. Il faut enlever ce négatif. On fait des choix pour enlever aussi parfois une forme de pression à quelqu’un. En ce début de saison, on a pensé que c’était le cas notamment pour Paolo. Maintenant, je préfère avoir ce genre de "mauvais" problèmes à gérer. À tous nos matchs, on a toujours deux ou trois buteurs à même de pouvoir aider le partenaire en cas de difficulté. Honnêtement, je n’ai que de très bons buteurs. Il y a peu d’écart entre chacun. Enzo (Hervé, NDLR) a aussi montré ses qualités dans le domaine, Baptiste (Serin, NDLR) est toujours là. Paolo a répondu aux attentes l’an passé, et je sais que ça va revenir. Toulon est privilégié de pouvoir parer à des trous d’air qui font partie d’une carrière.
On venait de signer l’un des meilleurs buteurs du monde. C’est aussi logique de lui laisser le but.
Comment gérez-vous les ego de vos joueurs, alors que certains, comme Biggar ou Garbisi, ont tapé des centaines de coups de pied pour leur équipe nationale ?
Pour être honnête, la part la plus difficile de notre métier reste de gérer les ego. On a toujours pris le parti d’évoquer le sujet avec les mecs. On fait en revanche différemment selon la sensibilité de chacun. Ce n’est pas toujours facile, mais c’est une décision que l’on réalise avec Pierre (Mignoni, NDLR). L’an dernier, l’arrivée de Melvyn (Jaminet, NDLR) en milieu de saison a forcément fait bouger des choses dans le vestiaire. On venait de signer l’un des meilleurs buteurs du monde. C’est aussi logique de lui laisser le but. Certains l’ont accepté d’une manière facile. Pour être transparent, la décision a aussi été dure à accepter pour d’autres. Il ne faut pas leur jeter la pierre. Quand on est buteur, on a ça dans ses gènes. Beaucoup aiment ce rôle, mais il n’y a souvent qu’un mec qui prend la plus grande part.
Déchargé de son rôle de buteur en ce début de saison, Garbisi n'en reste pas moins un tireur chevronné Icon Sport - FEP
Avec ce que vous nous dites, la balance, de l’extérieur, semble tenir d'un rien…
On a le vécu nécessaire pour gérer aussi bien les hommes, les ego, que le travail pur sur le terrain. Quand je suis passé à côté, en tant que joueur, on m’a déjà enlevé cette responsabilité. C’est une décision qui a pu me faire du bien à des moments de ma carrière, mais il m’a toujours tardé de reprendre mon tee. Je n’étais pas du genre à faire la gueule, mais ça me faisait chier au fond de moi. Il y a beaucoup de buteurs qui ne vivent quasiment que pour ça. C’était mon cas, donc je sais à quel point cela peut-être un sujet sensible. Le haut niveau demande aussi de prendre sur soi et d’être honnête envers soi-même. Parfois, on n’y est pas et il faut savoir laisser la main pour le bien du collectif. C’est toujours ça qui prime. Il ne faut pas s’entêter. Vous savez, même les plus grands buteurs laissent parfois la main. Néanmoins, les très bons savent reprendre la main quand on leur redonne la responsabilité (rires).
Au quotidien, quelle part de votre travail accordez-vous à la partie psychologique ?
C’est très important, mais une nouvelle fois : c’est propre à chacun. Il y a plusieurs types de joueurs. Il y a les buteurs naturels. Ils ont le geste, comme Melvyn. Ces mecs doutent un peu moins. C'est mécanique. Il y a des garçons qui sont plus dans le côté psychologique. Baptiste est dans cette case. Il a besoin d’être rassuré. Quand il bute en match, il veut que je sois à côté de lui durant toutes ses frappes à l’échauffement. On échange beaucoup sur ses premières tentatives. Ça l’aide à être bien, en confiance. Enzo (Hervé, NDLR) est différent, mais il ressemble à Baptiste. Sur les entraînements ou lors des avant-matchs, il a besoin de beaucoup discuter. Paolo, quant à lui, aime carrément avoir juste un petit mot avant de buter en match. C’est un vrai cérébral. Il a besoin de discuter quelques instants avant de buter. C’est celui qui a le plus besoin de parler. Moi, par exemple, j’avais une routine spéciale : il fallait m’amener le tee, de la main à la main, sans me parler. Je buvais un peu, et voilà ! Que ça soit sur le terrain, ou dans l’aspect mental, c’est un travail sur la durée.
Dans le but de connaître parfaitement son corps et ses besoins ?
Oui. Par exemple, Enzo ne sait pas s’arrêter de taper à l’entraînement. Baptiste peut en taper trois, s’énerver et partir (rires).. Ça ne le dérange pas pour une prochaine fois ! Lui, il ne frappe jamais 100 coups de pied sur une séance.
Que préconisez-vous ?
Quand j’ai signé à Brive, je tapais trop. Je tapais plus d’une heure par jour. J’ai commencé à choper une pubalgie, et je me suis calmé. On ne dirait pas, mais l’exercice du tir au but est éprouvant pour le corps et les muscles. Il faut doser. J’essaie de les amener là-dessus dans ma même méthode. Si tes dix premiers coups de pied sont bons, ça ne sert à rien d’en taper vingt-cinq de plus. Il faut s’arrêter quand il faut. Enzo fait partie des buteurs qui ne connaissent pas encore assez bien leur corps. Il ne sait pas s’arrêter. Il ne sait pas se dire : "Là, je suis bien. Il n’y a pas besoin de plus." Paolo est un peu dans le même cas de figure. Parfois, il fait des superbes séances. Il veut en taper une dernière, et si elle ne se passe pas bien. Il rate, il vrille, et il en reprend des dizaines. "Carbo" (Carbonel, NDLR), quand il était là, était de cette trempe. Mon rôle est de les éduquer pour trouver le juste milieu. Il faut en taper suffisamment pour maîtriser son geste, mais il ne faut pas tomber dans le trop-plein. Il ne faut pas taper pour taper.
Marius Domon a pris ses responsabilités sur la pelouse du Stade français, pour le plaisir de Maxime Petitjean Icon Sport - Icon Sport
Vous avez cité tous vos buteurs sauf Marius Domon. D’une manière inattendue, il a pris ses responsabilités à Paris. Comment avez-vous vécu ce moment, qui affirme un peu plus la position au sein de l’effectif de ce jeune talent ?
On travaille tous les jours pour avoir ce genre de réaction sur le terrain. J’ai adoré ça ! Il fait partie de ceux avec qui je travaille depuis le plus longtemps. Il a fait d’énormes progrès. Pour tout vous dire, je pense que c’est le joueur qui a le plus progressé dans l’exercice du tir au but. On est parti de loin pour être honnête, et quand je vois ses résultats à l’heure actuelle… Il faut lui dire bravo ! C’est quelqu’un qui peut facilement prendre le but à haut niveau. Ce n’était pas programmé au Stade Français, mais il était là au cas où. On avait imaginé que sa longueur de pied pourrait nous servir. Quand on voit un joueur venir avec une telle détermination pour prendre le ballon, il faut toujours lui laisser le tee. Je n’avais aucun doute sur celle-là, mais je savais que la prochaine poserait un petit souci (rires).
Quand j’amène le tee à Enzo, je lui dis : "C’est toi qui vas être le roi de Mayol ce soir."
Car Enzo Hervé venait de remplacer Paolo Garbisi ?
Exactement. Au moment où on fait entrer Enzo, j’évoque immédiatement le sujet avec Pierre sur le banc. Je sais ce qui se passe dans la tête de Marius. Il réalise un bon match, et il a une confiance énorme en lui à ce moment précis. En même temps, on a Enzo. Il vient de nous faire gagner contre Castres, à la maison, avec une transformation du bord de la touche. Je conseille à Pierre de laisser le tee à Marius, car sa première frappe était sèche, tendue. Le geste était très bon. Finalement, quand les deux veulent prendre le tee, c’est Pierre qui a demandé à Marius de s’écarter au profit d’Enzo. Forcément, il faut gérer l’envie et les situations de chacun. On en revient à l’ego des gars. Sur ce coup, il faut mettre en avant la réaction de Marius. Il n’a pas boudé. Il l’a même plutôt bien pris. Enzo a quant à lui eu les nerfs solides. Il a d’ailleurs été très bon en sortie de banc ces dernières semaines dans ce rôle. C’est un rôle très difficile.
Qu’est-ce que cela change de prendre les pénalités quand on est à la place du finisseur ?
Pour l’avoir vécu, on rentre quasiment à froid et les frappes de l’échauffement sont très loin. C’est un des rôles les plus difficiles. J’ai aimé la détermination de Marius, et j’ai aimé le mental d’Enzo. Avec tous mes buteurs, quand je ramène le tee, j’ai la même pression que quand je tapais. Ça me prend… Quand je vois la transformation d’Enzo en coin, c’est une vraie bonne sensation. D’ailleurs, j’ai une anecdote marrante à vous donner.
À Mayol, Enzo Hervé a offert la victoire à Toulon face à Castres Icon Sport - Johnny Fidelin
On vous écoute…
Quand j’amène le tee à Enzo, je lui dis : "C’est toi qui vas être le roi de Mayol ce soir." Quand il pose son ballon, je le vois sourire. Dans ma tête, je me suis dit : "******, j’espère que je ne l’ai pas déconcentré." On a pu en rigoler après. Enzo sort d’une saison difficile. Il revient petit à petit. Il reprend confiance. À chaque fois que ça passe, ça me fait plaisir pour lui, comme pour tous mes buteurs. Je sais qu’on travaille dur, parce qu’on est en quête de la meilleure des réussites. Je suis pris par ce rôle. J’ai presque plus la pression que quand j’étais joueur, parce que ce n’est plus entre mes pieds. Je repense à nos séances, au processus que l’on a mis en place et aux petits détails qu’il faut bien respecter. C’est un rôle très plaisant.
Et aussi une responsabilité en perpétuelle adaptation. Justement, comment avez-vous abordé les trente secondes en moins de préparation pour les transformations ?
On en a beaucoup parlé avec mes buteurs. Trente secondes de moins, c’est énorme ! Heureusement, personne n’a été contraint de changer sa routine. Ça, déjà, c’est un point très important. En revanche, on a convenu que le buteur n’allait pas célébrer l’essai et que le marqueur devait rapidement transmettre le ballon. C’est délicat, mais il faut conserver un
self-control. On ne peut plus faire redescendre l’émotion comme c’était le cas auparavant. Je leur demande de rester dans une forme de bulle à chaque essai. La règle a aussi changé les choses dans mon rôle.
Pourquoi ?
Je ne fête quasiment plus les essais (rires). À chaque fois, je me concentre sur le fait de prendre le tee et d’aller l’amener le plus rapidement possible. En cas d’inattention, on peut vite perdre 10 à 15 secondes, et si vous ajoutez ce temps aux autres secondes perdues avec la règle… Ça fait beaucoup !
Parmi tous vos buteurs, il y a Melvyn Jaminet. Il vit actuellement une situation peu commune. Est-ce qu’il est concerné dans votre groupe de buteurs ? A-t-il un programme spécifique ?
Il a fait deux séances depuis son retour au Campus RCT. À l’heure actuelle, je lui laisse le temps de digérer. C’est un buteur né. Il a un mouvement inné. Même s’il ne bute pas pendant un ou deux mois, il ne perdra pas son geste. Je n’ai aucun doute. Pour l’instant, je ne le force à rien. Je le laisse reprendre ses marques avec le groupe. On a eu quand même une discussion. Il sait que pour son bien, dans le but d’entretenir sa routine, il doit travailler petit à petit. Mais je ne suis pas inquiet : les mecs ne se forcent jamais à venir à une séance de tirs au but (rires). Tous les buteurs vous le diront… On a toujours envie de buter ! Pour l’instant, il fait le même travail que les autres. Il se reconnecte avec tout le monde. En revanche, au fil des mois, Melvyn va travailler d’autres aspects de son jeu et notamment son jeu au pied dans les actions courantes. Il sait qu’il a beaucoup de travail sur sa position de frappe. Il a une manière quasiment unique de frapper. Il se place quasiment en demi-volée. C’est presque un geste de footballeur. J’ai envie, pour qu’il aille chercher plus de régularité, qu’il se redresse un peu dans le but de mieux entrer dans le ballon.
Baptiste Serin a pris le but à Clermont et, alors que le ballon était tombé du tee, a réalisé une tentative en quelques secondes Icon Sport - Alexandre Dimou
Lors de la dernière coupe du Monde, les observateurs ont remarqué que les buteurs utilisaient des tees ajustables. Ces derniers sont de plus en plus hauts. Est-ce un phénomène de mode ? Préconisez-vous une forme de tee ?
En général, les mecs ont déjà leur tee, mais je jette toujours un regard. Par exemple, après des discussions ensemble, Paolo a changé le sien. J’estimais qu’il était trop bas. Il a essayé un tee plus haut, et il se sent mieux. Je réajuste beaucoup plus chez les jeunes. Au sein du centre de formation ou à l’association, les buteurs ont tendance à faire du mimétisme. S’ils voient Melvyn ou Thomas Ramos avec un tee… il leur faut celui-là ! Néanmoins, chaque tee est propre à des qualités spécifiques notamment sur la manière de taper le ballon. Chez les pros, chacun a son tee. C’est rare de le faire changer. J’avais fait changer celui de Mathieu (Smaïli, NDLR) à son arrivée chez les professionnels. Lui, il avait un tee un peu trop haut. En revanche, il est vrai qu’à haut niveau, beaucoup de mecs passent à des tees ajustables et qui sont assez hauts.
Les buteurs tapent de plus en plus avec la méthode appelée "Torpedo"
Pourquoi ?
Franchement, c’est un peu un phénomène de mode. Néanmoins, c’est toujours intéressant d’étudier les nouveautés. En tant que joueur, je suis bien passé d’un simple plot à un tee à picots. Baptiste utilise aussi cette forme. C’est une forme efficace. Je livre quand même un petit conseil : quand il pleut, il vaut mieux essuyer les ballons pour éviter que celui-ci, sous le poids, tombe du tee. Baptiste a eu ce cas contre Clermont. Pour revenir aux ajustables, il y a aussi le fait que les buteurs tapent de plus en plus avec la méthode appelée "Torpedo" (le ballon est quasiment à l’horizontale, NDLR). Tous les mecs frappent quasiment comme ça désormais.
C’est la frappe du futur donc ? Il est terminé le temps où l’on posait le ballon droit sur un plot ?
Chacun doit conserver sa manière la plus naturelle d’aborder le ballon. L’avantage du "Torpedo" reste que la frappe est souvent très rectiligne. Moi, j’avais le ballon vraiment très droit. C’était plus la tendance à l’époque (rires). Je pense qu’il ne faut pas être figé sur une idée, et qu’il faut surtout s’adapter à ses propres qualités.
Avez-vous une marotte ou un conseil primordial à délivrer à nos jeunes buteurs qui nous lisent ?
Dans le cadre de mon travail, j’insiste beaucoup sur la position du pied d’appui. Baptiste, par exemple, avait un pied beaucoup trop près du ballon. Le pied d’appui est très important à l’approche de la frappe. Je suis intransigeant sur le fait que le pied d’appui ne doit pas être devant le tee. Imaginons que vous avez un tee, le pied ne doit pas être posé avant celui-ci. Sinon, vous tournez trop les hanches. Si vous faites attention, les bons buteurs ne le font pas. C’est un réglage capital à aborder dans le but de bien traverser le ballon. À mes yeux… c’est essentiel !